Amende ses vignes en ayant « soin d’y mettre de temps en temps du fumier et de la terre neuve mais il veille à éviter l’excès : la trop grande quantité rendrait le vin mol et fade, et facile à graisser », en prenant bien garde de n’employer que « du fumier de vache, parce qu’il est moins chaud que celui de cheval » et en faisant préparer des magasins où « on mêle un lit de fumier et un lit de terre neuve, laissant bien pourrir le tout pendant l’hiver ».
Taille ses ceps avec sagesse, ne faisant pas comme « certains vignerons qui s’efforcent de faire conduire leurs vignes à toute outrance, préférant la grande quantité à la bonne qualité qui sont incompatibles », et selon la tradition, ne « commence à tailler qu’au dix-huit de février, et jamais lorsqu’il y a du givre, ni lorsqu’il gèle fort surtout le soir, ni par la pluie, le meilleur taillage étant dans le mois de mars ».
Fait « de temps en temps arracher les herbes qui croissent dans les vignes. Et s’il vient des bêches, animaux pernicieux aux plantes, il les fait éplucher, mettre dans des sacs, brûler un peu loin de la vigne, en enterrant les cendres ».
Avec le retour du printemps, il fait « bêcher les vignes au mois de mars et se pourvoie d’ouvriers ayant de bons et gros hoyeaux pour pouvoir bien foncer la terre, bien renterrer et redresser les ceps, séparer ceux qui sont trop près les uns des autres » et « mettre un échalas (vraisemblablement en quartier ou en cœur de chêne, compte-tenu des moyens importantsdont il dispose) à chaque cep, pour le soutenir ».
Après le fichage, Dom Pierre fait procéder au labourage, puis au rognement (pour obtenir la concentration de la sève dans la partie utile du cep, en retranchant l’extrémité des sarments), à l’ébrouttage (suppression de tout ce qui a poussé de superflu) et au liage des vignes sur les échalas.
Un second labourage est effectué après le liage. « II sert à relever les pas qui ont foulé les vignes en les rognant et en les liant qui rendraient la terre trop dure si on négligeait défaire cet ouvrage. Et il est aussi très nécessaire de rogner les vignes environ trois semaines après qu’elles sont liées, cela fait profiter les raisins qui sont encore tendres. »
Au mois d’août, il fait « labourer les vignes et rogner ce qu’elles pourraient avoir poussé de brout ou verdure depuis le second rognement, ce dernier labourage étant nécessaire pour disposer le raisin a bien mûrir. Il donne la qualité au vin, dispose la terre à recevoir la chaleur du soleil, la nettoie des herbes et autres vermines. »
Puis, vient enfin le temps des vendanges, généralement fin septembre, au cours desquelles Dom Pierre a dû s’astreindre aux servitudes qu’impose la cueillette de raisins noirs quand il les destine à donner un jus incolore, servitudes que décrit dans le détail l’auteur anonyme du traité sur la Manière de cultiver la Vigne et de faire le Vin en Champagne et ce qu’on peut imiter dans les autres Provinces, pour perfectionner les Vins :
« On ne cueille pas indistinctement les raisins, ni à toutes les heures du jour, mais on choisit les plus mûrs et les mieux azurés. Les meilleurs sont ceux dont les grains ne sont pas serrés, et qui sont même un peu écartés, parce qu’ils mûrissent parfaitement. Ceux-là font le vin le plus exquis. Ceux qui sont fort serrés ne sont jamais bien mûrs. On les coupe avec un petit couteau courbe, avec le plus de propreté et le moins de queue que l’on peut, et on les repose très délicatement dans les hôtes, pour n’écraser aucun grain.
« Dans les années humides, il faut bien prendre garde de ne pas mettre dans les hôtes aucun raisin gâté. Et dans tous les temps, il faut être très attentif à couper les grains pourris, ou écrasés, ou tout à fait secs. Mais il ne faut jamais dégrapper les raisins. On commence à vendanger une demi-heure après le lever du soleil. Et si le soleil est sans nuage, et qu’il soit un peu ardent sur les neuf ou dix heures, on cesse de vendanger, et on fait son « sac », qui est une cuvée, parce que passé cette heure, le raisin étant échauffé, le vin serait coloré ou teint de rouge, et demeurait trop fumeux.
« Quand les pressoirs sont auprès des vignes, il est plus aisé d’empêcher que le vin n’ait de la couleur, parce qu’on y porte doucement et proprement les raisins en peu de temps. Mais quand ils sont éloignés de deux ou trois lieues, comme on est obligé de mettre la vendange dans des tonneaux [...] que l’on fait partir incessamment sur des charrettes, pour la pouvoir pressurer au plutôt, on ne peut guère éviter que le vin ne soit coloré excepté dans les années humides et froides. C’est un principe certain, que quand les raisins sont coupés, plutôt ils seront pressurés, plus le vin est blanc et délicat, parce que plus la liqueur demeure dans le marc, plus elle rougit. Ainsi, il importe extrêmement de hâter la cueillette des raisins et le pressurage. »
Venons-en maintenant aux activités de vinificateur et de négociant de Dom Pierre. Ainsi qu’a coutume de le soutenir Patrick Demouy, maître de conférences en histoire du Moyen-Age à l’Université de Reims, devant toute personne qui aborde le sujet :
« Personne au monde n’attendait le vin d’une abbaye dépeuplée dont quelques années plus tôt, caves, celliers et pressoirs étaient également en ruines. Le matériel remis en état, on pouvait désormais offrir au client un vin estimable. Encore fallait-il le produire, réussir la percée dans un monde où tous les créneaux semblaient solidement occupés, en particulier les deux plus importants, les clients riches des deux premiers ordres qui pouvaient s’offrir le luxe de le boire : le clergé et la noblesse, à laquelle nous rattacherons la haute bourgeoisie. »
Propos que je compléterai de la remarque suivante. Il faut avoir à l’esprit qu’on vit alors en économie fermée, et que dans ces circonstances le commerce est surtout une affaire de rapports personnels. De générations en générations, une famille achète son vin au même propriétaire et à ses descendants, et fait l’acquisition du produit d’un clos, qui subit les variations climatiques inhérentes à chaque année et une vinification relevant plus du nez que du savoir.
Or, il se trouve qu’en ce temps-là, le bouche à oreille fonctionne à merveille : l’évêque boit chez le chanoine, le prince chez le marquis ; le mot « concurrence » ne figure pas encore dans le vocabulaire. Le lobby clérical, solidement implanté dans la région, avec l’abbaye de Saint-Thierry au nord-ouest de Reims et celle de Saint-Basle à Verzy, et grand fournisseur de vins épars pèse sournoisement sur les achats. Compte-tenu de cet état de faits, Dom Pierre n’entrevoit le salut qu’à travers la mise sur le marché d’un produit beaucoup mieux élaboré, voire différent et de qualité suivie. Pour cela, il va bousculer, avec tact toutefois, la nature devant les caprices de laquelle s’agenouillent les vignerons. Il ose rompre la sacro-sainte trinité vendanges-vinification et main de Dieu sur le tout.
Amende ses vignes en ayant « soin d’y mettre de temps en temps du fumier et de la terre neuve mais il veille à éviter l’excès : la trop grande quantité rendrait le vin mol et fade, et facile à graisser », en prenant bien garde de n’employer que « du fumier de vache, parce qu’il est moins chaud que celui de cheval » et en faisant préparer des magasins où « on mêle un lit de fumier et un lit de terre neuve, laissant bien pourrir le tout pendant l’hiver ».
Taille ses ceps avec sagesse, ne faisant pas comme « certains vignerons qui s’efforcent de faire conduire leurs vignes à toute outrance, préférant la grande quantité à la bonne qualité qui sont incompatibles », et selon la tradition, ne « commence à tailler qu’au dix-huit de février, et jamais lorsqu’il y a du givre, ni lorsqu’il gèle fort surtout le soir, ni par la pluie, le meilleur taillage étant dans le mois de mars ».
Fait « de temps en temps arracher les herbes qui croissent dans les vignes. Et s’il vient des bêches, animaux pernicieux aux plantes, il les fait éplucher, mettre dans des sacs, brûler un peu loin de la vigne, en enterrant les cendres ».
Avec le retour du printemps, il fait « bêcher les vignes au mois de mars et se pourvoie d’ouvriers ayant de bons et gros hoyeaux pour pouvoir bien foncer la terre, bien renterrer et redresser les ceps, séparer ceux qui sont trop près les uns des autres » et « mettre un échalas (vraisemblablement en quartier
ou en cœur de chêne, compte-tenu des moyens importantsdont il dispose) à chaque cep, pour le soutenir ».
Après le fichage, Dom Pierre fait procéder au labourage, puis au rognement (pour obtenir la concentration de la sève dans la partie utile du cep, en retranchant l’extrémité des sarments), à l’ébrouttage (suppression de tout ce qui a poussé de superflu) et au liage des vignes sur les échalas.
Un second labourage est effectué après le liage. « II sert à relever les pas qui ont foulé les vignes en les rognant et en les liant qui rendraient la terre trop dure si on négligeait défaire cet ouvrage. Et il est aussi très nécessaire de rogner les vignes environ trois semaines après qu’elles sont liées, cela fait profiter les raisins qui sont encore tendres. »
Au mois d’août, il fait « labourer les vignes et rogner ce qu’elles pourraient avoir poussé de brout ou verdure depuis le second rognement, ce dernier labourage étant nécessaire pour disposer le raisin a bien mûrir. Il donne la qualité au vin, dispose la terre à recevoir la chaleur du soleil, la nettoie des herbes et autres vermines. »
Puis, vient enfin le temps des vendanges, généralement fin septembre, au cours desquelles Dom Pierre a dû s’astreindre aux servitudes qu’impose la cueillette de raisins noirs quand il les destine à donner un jus incolore, servitudes que décrit dans le détail l’auteur anonyme du traité sur la Manière de cultiver la Vigne et de faire le Vin en Champagne et ce qu’on peut imiter dans les autres Provinces, pour perfectionner les Vins :
« On ne cueille pas indistinctement les raisins, ni à toutes les heures du jour, mais on choisit les plus mûrs et les mieux azurés. Les meilleurs sont ceux dont les grains ne sont pas serrés, et qui sont même un peu écartés, parce qu’ils mûrissent parfaitement. Ceux-là font le vin le plus exquis. Ceux qui sont fort serrés ne sont jamais bien mûrs. On les coupe avec un petit couteau courbe, avec le plus de propreté et le moins de queue que l’on peut, et on les repose très délicatement dans les hôtes, pour n’écraser aucun grain.
« Dans les années humides, il faut bien prendre garde de ne pas mettre dans les hôtes aucun raisin gâté. Et dans tous les temps, il faut être très attentif à couper les grains pourris, ou écrasés, ou tout à fait secs. Mais il ne faut jamais dégrapper les raisins. On commence à vendanger une demi-heure après le lever du soleil. Et si le soleil est sans nuage, et qu’il soit un peu ardent sur les neuf ou dix heures, on cesse de vendanger, et on fait son « sac », qui est une cuvée, parce que passé cette heure, le raisin étant échauffé, le vin serait coloré ou teint de rouge, et demeurait trop fumeux.
« Quand les pressoirs sont auprès des vignes, il est plus aisé d’empêcher que le vin n’ait de la couleur, parce qu’on y porte doucement et proprement les raisins en peu de temps. Mais quand ils sont éloignés de deux ou trois lieues, comme on est obligé de mettre la vendange dans des tonneaux [...] que l’on fait partir incessamment sur des charrettes, pour la pouvoir pressurer au plutôt, on ne peut guère éviter que le vin ne soit coloré excepté dans les années humides et froides. C’est un principe certain, que quand les raisins sont coupés, plutôt ils seront pressurés, plus le vin est blanc et délicat, parce que plus la liqueur demeure dans le marc, plus elle rougit. Ainsi, il importe extrêmement de hâter la cueillette des raisins et le pressurage. »
Venons-en maintenant aux activités de vinificateur et de négociant de Dom Pierre. Ainsi qu’a coutume de le soutenir Patrick Demouy, maître de conférences en histoire du Moyen-Age à l’Université de Reims, devant toute personne qui aborde le sujet :
« Personne au monde n’attendait le vin d’une abbaye dépeuplée dont quelques années plus tôt, caves, celliers et pressoirs étaient également en ruines. Le matériel remis en état, on pouvait désormais offrir au client un vin estimable. Encore fallait-il le produire, réussir la percée dans un monde où tous les créneaux semblaient solidement occupés, en particulier les deux plus importants, les clients riches des deux premiers ordres qui pouvaient s’offrir le luxe de le boire : le clergé et la noblesse, à laquelle nous rattacherons la haute bourgeoisie. »
Propos que je compléterai de la remarque suivante. Il faut avoir à l’esprit qu’on vit alors en économie fermée, et que dans ces circonstances le commerce est surtout une affaire de rapports personnels. De générations en générations, une famille achète son vin au même propriétaire et à ses descendants, et fait l’acquisition du produit d’un clos, qui subit les variations climatiques inhérentes à chaque année et une vinification relevant plus du nez que du savoir.
Or, il se trouve qu’en ce temps-là, le bouche à oreille fonctionne à merveille : l’évêque boit chez le chanoine, le prince chez le marquis ; le mot « concurrence » ne figure pas encore dans le vocabulaire. Le lobby clérical, solidement implanté dans la région, avec l’abbaye de Saint-Thierry au nord-ouest de Reims et celle de Saint-Basle à Verzy, et grand fournisseur de vins épars pèse sournoisement sur les achats. Compte-tenu de cet état de faits, Dom Pierre n’entrevoit le salut qu’à travers la mise sur le marché d’un produit beaucoup mieux élaboré, voire différent et de qualité suivie. Pour cela, il va bousculer, avec tact toutefois, la nature devant les caprices de laquelle s’agenouillent les vignerons. Il ose rompre la sacro-sainte trinité vendanges-vinification et main de Dieu sur le tout.
Cellérier de l’Abbaye d’Hautvillers, Dom Pérignon (devenu aveugle), goute les raisins de différents crus
pour composer sa Cuvée. Génial inventeur de l’assemblage des crus et cépages de la Champagne,
ses percepts sont encore mis en œuvre de nos jours par les Grandes Marques de Champagne.
L’idée est simple, comme toujours : elle consiste à mêler des raisins ou des vins parfois produits par des cépages différents sur des terroirs variés. Pourtant, dès le XVIe siècle, certains avaient l’habitude de panacher au sein même du vignoble des plants de noirs et de blancs dont les grappes étaient réunies dans le même pressoir. Mais, un siècle plus tard, cette pratique est considérée comme néfaste.
L’innovation de Dom Pierre consiste, avant le pressurage, à assortir des raisins d’origines diverses, et non d’une seule vigne, soit qu’ils aient été vendangés dans les différentes parties du domaine de l’abbaye, soit qu’ils proviennent de livraisons couvrant la dîme redevable par plusieurs villages des environs (et non à l’assemblage de moûts ou de vins, méthode qui se pratiquera par la suite en Champagne). Il dispose ainsi d’un très large choix de « crus » qu’il assemble avec discernement dans les pressoirs du monastère, afin d’en harmoniser ou d’en sublimer les qualités et d’en réduire les défauts. Idée géniale, à l’origine de la fortune des vins effervescents de Champagne.
« Le Père Pérignon, religieux bénédictin d’Hautvillers sur Marne, lisons-nous dans l’entretien XIV du Spectacle de la Nature ou Entretiens sur les particularités de l’Histoire naturelle qui ont paru les plus propres à rendre les Jeunes Gens curieux, et à leur former l’esprit de l’abbé Noël-Antoine Pluche, qui s’est inspiré du mémoire rédigé pour l’occasion par le chanoine Jean Godinot, à partir du traité écrit par un auteur anonyme sur la Manière de cultiver la Vigne et défaire le Vin en Champagne et ce qu’on peut imiter dans les autres Provinces, pour perfectionner les Vins, est le premier qui se soit appliqué avec succès à assortir ainsi les raisins de différentes vignes. Avant que sa méthode se fut répandue, on ne parlait que du vin de Pérignon, ou d’Hautvillers ».
Dans un factum établi par les habitants de Pierry, qui sont alors en procès avec les moines de l’abbaye d’Hautvillers, il est reproché aux religieux d’entraver la manutention des déclinables, « quand ils y trouvaient l’avantage inestimable dont on est redevable au Père Pérignon, leur auteur, de pouvoir mêler sur le pressoir les raisins de Pierry avec ceux d’Hautvillers, et de donner par ce moyen, d’après ce même Père Pérignon, encore un degré d’excellence de plus à leur vin ».
En 1783, Dom Nicolas Le Long, autre moine bénédictin d’Hautvillers écrit dans son Histoire ecclésiastique et civile du Diocèse de Laon :
« Les vins blancs d’Hautvillers doivent leur renom à Dom Pérignon, mort septuagénaire en 1715. Ce religieux, par la finesse de son goût, a fait connaître aux Champenois la façon de mêler les vins et de leur donner une délicatesse qu’on ne leur connaissait point avant lui ».
Voici maintenant, d’après le traité que nous a laissé frère Pierre, son élève et successeur, comment procédait le père procureur :
« Le père Pérignon ne goûtait pas les raisins aux vignes quoiqu’il y allait tous les jours à l’approche de leur maturité, mais il se faisait apporter des raisins des vignes qu’il destinait à composer la première cuvée, il n’en faisait la dégustation que le lendemain matin, après les avoir fait passer la nuit à l’air sur sa fenêtre, jugeant du goût. Selon les années, non seulement il composait ses cuvées selon ce goût, mais encore selon la disposition du temps, des années précoces, tardives, froides, pluvieuses et selon les vignes bien ou médiocrement fournies de feuilles ; tous ces événements lui servaient de règles pour la composition de ses cuvées si distinguées. »
Cette réputation de fin dégustateur est confirmée par Dom Jean François, dans l’article qu’il lui consacre dans sa Bibliothèque générale des écrivains de l’ordre de Saint-Benoît, patriarche des moines d’Occident :
« Cet homme unique a conservé jusque dans une vieillesse décrépite une délicatesse de goût si singulière qu’il discernait sans s’y méprendre, en goûtant un raisin, le canton qui l’avait produit. On lui présentait un panier recueilli dans toutes les vignes du territoire et celui de Cumières ; il les goûtait, les rangeait selon le sol d’où ils venaient, et marquait avec assurance les espèces qu’il convenait d’allier pour avoir la meilleure qualité de vin, et cela relativement à la chaleur ou à l’humidité de l’été et de l’automne. »
Si le père procureur se révèle un œnologue subtil, il n’a pas pour autant inventé l’assemblage. Toute abbaye produisait des vins d’assemblage du fait de l’acquittement des dîmes des vignes en nature. Le décimateur percevait les raisins « au permis du clos ». Dom Pierre porte cet assemblage à la perfection, la renommée de ses vins en témoigne. Il le fait pour la prospérité de sa communauté et sans doute pour la gloire de Dieu. Tout travail bien fait, par amour, prend la forme d’une louange au Créateur.
Forte d’un patrimoine conforté par un millier d’années de legs, le domaine de l’abbaye est lui aussi un assemblage de biens divers disposés sur un vaste territoire.
La dispersion engendrant l’anarchie, Dom Pierre tient, lui, le discours de la méthode. Pas d’arme secrète, mais des thèses sommaires apportant des solutions évidentes à des questions réputées insolubles. Juriste, comptable, gérant au jour le jour, et trop surchargé de travail pour perdre son temps dans les bavardages où se complaisent tant d’experts, le père procureur d’Hautvillers traduit sous une forme cartésienne, statistiques, comptes-rendus minutieux, recherches des causes et des effets, études des variations du climat et influence sur les différents terroirs, ébauche d’une démarche expérimentale, etc. la science infuse et l’inspiration des anciens maîtres de chais. Dans la mesure de ses moyens, il démystifie le vin pour le rapprocher de la science et y réussit si bien que les vins de Champagne prennent dans ce domaine une nette avance sur tous les autres, étant les premiers sortis de l’empirisme.
L’inventaire des propriétés d’Hautvillers prouve qu’il dispose alors d’un lot de dîmes important, lui permettant d’assembler et de commercialiser une quantité de vin considérable. Toutefois, il ne le fait pas, percevant leur valeur en argent, afin d’étendre son propre domaine (1663 : 21 arpents, soit 10 hectares et demi de vignes mal tenues -1712 : 48 arpents, soit 24 hectares répartis en 68 parcelles de vignes au sol bonifié). La récolte moyenne est de 300 hl, ce qui explique les prix élevés du vin dans les premiers balbutiements de sa renommée.
Les chiffres plus que les mots (quoique !...) témoignent de son succès. Alors que le vin rouge produit par la même région se vend tout au plus 200 livres la queue (environ 400 l en Champagne), celui de l’abbaye atteint les 700 livres et culmine même, en 1691, à 950 livres, suffoquant l’intendant de Champagne, qui parle « de prix outrés qui, apparemment, ne se soutiendront pas longtemps ». Et comme bien souvent en pareil cas, les prévisions administratives sont démenties par les faits, puisqu’on 1700, le célèbre négociant sparmacien, Adam Bertin du Rocheret, écrit à son client le comte d’Artaignan : « Les bons vins et les plus excellents se vendent 400, 450, 500, 550 livres la queue [...] J’omettais de vous dire qu’après ces grands prix de vins, ceux des religieux d’Ovillers (Hautvillers) et de Saint-Pierre (Pierry) sont à 800 à 980 livres.. ». Certes, vers la fin de la vie de Dom Pierre, les cours fléchissent, mais il ne faut pas oublier que ce sont là les années les plus noires du règne de Louis XIV, contraint de vendre sa vaisselle d’or et de vermeil devant les dépenses entraînées par les guerres incessantes, comme nombre d’amateur de vins de Champagne. En 1712, pourtant, le prix de la première cuvée de l’abbaye d’Hautvillers reste fixé à 750 livres la queue.
Mais un religieux a-t-il pour autant le droit de se conduire en infatigable serviteur du veau d’or ? Certes, la règle de saint Benoît prescrit de vendre les produits du monastère « un peu meilleur marché que ne font les séculiers, afin que Dieu soit glorifié en tout ». La politique d’Hautvillers n’est-elle pas juste le contraire ? Sans doute, mais le père procureur a sa réponse toute prête qui apparaît sous la plume de René Gandilhon, imparable : « Par solidarité avec les autres producteurs, il ne peut avilir ses prix ». En fait, si Dom Pierre sait bien faire son vin. Il le vend mieux encore.
Car, outre son habilité mercantile, le père procureur d’Hautvillers est doté d’un entregent qui tout naturellement fait aussi merveille dans un domaine plus proche du vin qu’on ne pourrait le croire : la négociation, sœur de l’assemblage, puis qu’il faut là aussi savoir composer. « Dom Pérignon", dit René Gandilhon,"s’avère un pacificateur, qu’il s’agisse de disposer en faveur de la Congrégation de Saint-Vanne l’homme d’affaires de la congrégation Notre-Dame à Nancy ou les pères de la Compagnie de Jésus, qu’il s’agisse de faciliter les négociations délicates auprès de la Cour d’Angleterre. »
Le maréchal de Montesquieu, épicurien convaincu, ne se soucie guère de ces « états d’âmes » en écrivant à Adam Bertin du Rocheret, le 9 novembre 1715 : « M de Puysieulx qui arriva hier m’a dit que le père Pérignon était mort qui a bien fait parler de lui durant sa vie. [...] Sur les premiers vins de cette abbaye, pensez à moi car franchement, ce sont les meilleurs. » Délicieuse oraison funèbre ! Et pourtant Dom Pierre reste le seul héros qu’après plusieurs millénaires de vide, les vignerons de tous les pays peuvent opposer à la mythologie antique, à Dyonisos et à Bacchus.